« La dépression, ça n’existe pas » dixit les riches

Que ce soit la maladie elle-même qui vous efface du monde, ou la société qui s’en charge à sa place, parce que votre vision dérange son idéal de méritocratie et de toute puissance capitaliste… Effectivement, « la dépression, ça n’existe pas ». Elle n’existe plus, quand son porteur n’existe plus.

3 réponses

De bien belles paroles, saupoudrées d’une généreuse dose de privilège. Une phrase audacieuse, que j’ai entendue de la bouche d’un ami blindé à moi. Pensez « mes parents s’assurent que mon compte en banque ne descende jamais en dessous de 20 000 euros » riche.
A l’époque, je retrouvai l’anxiété liée à mon éternelle situation de pauvreté absolue. C’est donc sans l’ombre d’un sourire que j’écoutais mon partenaire de beuverie du soir me parler de ce qui existe, ou pas.

« Peut-être que quand t’as la thune suffisante pour ne jamais te demander si tu vas manger cette semaine, ben ouais, la dépression n’existe pas. Ca doit être bien, d’être si protégé que tu peux nier la réalité d’autrui… »

J’avais tort, puissance 2.
D’abord, je ne crois pas qu’être aveugle à la réalité soit une bonne chose. Refuser de s’intéresser à autrui, c’est renoncer à son empathie, et donc à son âme ; il n’y a pas, à mes yeux, plus triste destinée que celle qui attend l’Humain sans humanité.

Paradoxalement, alors que c’est elle qui a fait de moi la cible à abattre dans ma famille, c’est ma propre capacité d’empathie qui m’a maintenue en vie, tout au long de mon existence. Parce que j’avais un animal à sauver, je ne me suis pas pendue ; parce que j’avais égoïstement mis en danger une amie, j’ai arrêté la drogue, horrifiée et honteuse de mes actions.
Parce que j’avais connu la pauvreté depuis la naissance, je savais comment me comporter dans un lieu dangereux, comme les favelas de Rio de Janeiro.

Vue de la favela de la Rocinha, à Rio de Janeiro, où j’ai fait un stage au profit de l’hypocrisie.

Non, naître les yeux bandés à la réalité n’est pas un cadeau. Quand le bandeau tombe, l’égarement est total. Le monde s’effondre sous vos pieds ; à quoi vous raccrocher, quand votre univers entier n’est qu’une illusion ?
Mon camarade n’avait pas la réponse. Il n’avait même pas conscience de la question.
Depuis plusieurs mois, j’assistais à son déclin. Il nous avait fait une Britney Spears ; il s’était soudainement rasé le crâne, sans aucune raison apparente. Ses propos transportaient régulièrement une pesante ombre avec eux. Il était perdu dans la vie, nous disait-il souvent. Ses projets pour le futur alternaient entre « ne rien faire » et « rejoindre une école d’acteurs tout en commençant un business online ». Il était aléatoire, un mot que l’on m’avait souvent associé.
Je reconnaissais les symptômes d’une crise psychotique. Mais lui niait jusqu’à l’existence de la maladie mentale.
L’argent, qui lui avait toujours ouvert toutes les portes, n’avait pas empêché La Folie de s’infiltrer en lui.
Dans le même temps, l’argent, qui avait toujours manqué à mon compte en banque, causait ma propre chute. La pauvreté est un cercle vicieux, aussi pernicieux que la dépression ; les deux sont d’ailleurs très bons amis.
Alors, si j’avais de la compassion pour l’épreuve mentale que traversait mon compagnon de soirée, j’avais néanmoins la flamme de la rage en moi. Lui pouvait se payer une thérapie, si nécessaire. Lui n’avait pas à supplier la Vie de le laisser continuer sa route ; il pouvait se frayer un chemin à coups de billets.
Oui, la dépression frappe toutes les tranches de la société. Mais ce sont les plus pauvres qui sont les plus concernés, et toujours les plus pauvres qui peuvent le moins s’en soigner.
Ce sont les plus précaires qui meurent le plus de la dépression et des troubles psychiques.

« Les pourcentages d’anxieux et de dépressifs augmentaient significativement en fonction du niveau de précarité, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. » (Cairns.info)

« Les troubles psychiques participent de la précarisation et les situations de précarité sont à l’origine d’une souffrance psychique importante et d’une aggravation des troubles. » (has-sante.fr)

« À l’échelle mondiale, environ 280 millions de personnes souffrent de dépression […] Plus de 700 000 personnes se suicident chaque année. Le suicide est la quatrième cause de décès chez les 15-29 ans. » (L’organisation mondiale de la santé)

La dépression est une maladie. Les maladies tuent. La pauvreté entraîne plus de maladies, et moins d’opportunités de soins. Simple, basique.
Mais non, comme me disait le jeune buveur dépressif, « la dépression, ça n’existe pas. »
Un déni mortel, né de sa propre situation d’homme blanc, cis-genre, hétéro, riche et protégé de tous les malheurs extérieurs.
Un produit du capitalisme, premier créateur, importateur, exportateur de suicides.
Un système entier, voué à enfermer le peuple dans des cases précises. « Fous », « noirs », « pauvres », « délinquants », « drogués » ; à chacun son mètre carré. N’en sortez surtout pas ! Si vous pouvez regarder ce qui se passe chez le voisin…
Vous risqueriez de vous rendre compte de l’injustice générale, dont nous sommes tous victimes.


Vous risqueriez de vous révolter.


Alors, pour nous maintenir en place, la bourgeoisie a pris soin d’instiller la peur en vous. La terreur de ce qui est différent, de ceux qui sortent des cases. Des cases qu’elle a instauré, à travers le prisme de sa vision. Riche = mérite, pauvre = faible. Dépression = faiblesse = pauvre.
La dépression est donc traitée comme une tare, une faiblesse de votre part, et non pas une conséquence des inégalités.
Mais comme on l’a dit… La maladie mentale est une maladie. Certes, elle frappe plus facilement certains esprits, notamment ceux déjà fragilisés par des situations traumatiques comme la précarité, les relations abusives ou les conflits armés. Cependant, même les bourgeois peuvent en être les victimes. Quand elle frappe un riche, ça crée une dissonance.

« La dépression, ça n’existe pas. »

Eh oui. On se suicide pour attirer l’attention, certainement. Parce qu’on adore se trancher les veines, s’ouvrir la peau, regarder le fond d’un canon.
Pas parce qu’on souffre en silence, non. Parce que, comme d’habitude, nous autres dépressifs, nous sommes des menteurs. Comme les pauvres, nous inventons des choses pour justifier de notre non-réussite.
C’est le problème avec les maladies mentales. Elles sont invisibles. Dans son livre « Reasons to stay alive« , Matt Haig, dépressif et averti, décrit brillamment la dépression, mais aussi l’hypocrisie de la société face à ce qui est, pourtant, bel et bien une maladie.
Par exemple, il propose de découvrir ce que les gens peuvent bien sortir à des dépressifs, mais à travers d’autres pathologies.

« Allez. Je sais que t’as la tuberculose, mais ça pourrait être pire. Au moins personne n’est mort. »
‘COME ON, I know you’ve got tuberculosis, but it could be worse. At least no one’s died.’

« Oui, ok, ta jambe est en feu, mais en parler tout le temps, ça va pas arranger les choses, hein ? »
‘Yes, yes, your leg is on fire, but talking about it all the time isn’t going to help things, is it?’

« Oui, je sais, avoir le cancer du colon c’est dur, mais essaye donc de vivre avec quelqu’un qui l’a. L’horreur, le cauchemar. »
‘Yes, I know, colon cancer is hard, but you want to try living with someone who has got it. Sheesh. Nightmare.’

Remplacez ces maladies par la dépression, tout aussi mortelle, parfois même plus. Vous assumez de blâmer un dépressif pour son trouble ? Allez accuser un cancéreux d’être coupable de sa maladie. J’attendrai de vous voir à l’œuvre.

De plus, les maladies mentales ne se soignent pas aussi simplement que d’autres afflictions. Le cerveau humain est l’organe le plus complexe possible et imaginable. Nous ne l’avons pas plus percé à jour que le fond de l’océan. Les médicaments existent pour traiter les symptômes de la dépression… ils sont d’ailleurs, quelle surprise, hautement promulgués par une industrie pharmaceutique avide d’argent.

Mais traiter les symptômes ne signifie par guérir le patient. Ca veut dire noyer sa souffrance, pour aussi longtemps que le traitement fonctionne. Et d’ailleurs, s’il fonctionne, tout simplement.
Ca veut aussi dire, dans bien des cas, abattre le patient pour combattre la maladie. Un cancer se soigne via une chimiothérapie, qui a pour principe de détruire le corps du patient assez agressivement pour tuer les cellules cancéreuses. La dépression, se traite via des médicaments qui assomment votre esprit. D’où, les nombreux films traitant de psychiatrie et autres troubles mentaux, et qui présentent des personnages à deux doigts du zombie.

Que ce soit la maladie elle-même qui vous efface du monde, ou la société qui s’en charge à sa place, parce que votre vision dérange son idéal de méritocratie et de toute puissance capitaliste…

Effectivement, « la dépression, ça n’existe pas« . Elle n’existe plus, quand son porteur n’existe plus.

Ou quand on le réduit au silence, en le faisant passer pour le fou du bus, le dérangé du village.

3 réponses à “« La dépression, ça n’existe pas » dixit les riches”

  1. infelizmente quando vc tem depressão a maioria das pessoas não se importam até que vc faça algo contra vc mesmo 🙁

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *