La dépression, ça fait quoi ?
Je vous écris présentement depuis une ville au perpétuel brouillard. On n’y voit pas à deux mètres. Les volutes de fumée ont leur volonté propre – ils sucent la votre pour se reproduire. Pour trouver la sortie, il vous faudra avancer à l’aveugle dans une brume prête à vous ensevelir, ou pire, à vous pomper l’âme jusqu’à ce que vous ne soyez plus qu’un trognon défraîchi. Vous ne saurez jamais si vous avancez dans la bonne direction, ou si vous vous dirigez vers l’abîme sans fond qui occupe la place centrale.

Bienvenue au stade 3 de la dépression. Je vous souhaite d’apprécier votre visite ; je me permets d’en douter.
Ce n’était pourtant pas une étape prévue dans votre voyage. Sur l’autoroute de la Vie, vous avez pris une mauvaise sortie. Ca arrive à tout le monde ! Moi-même, ça doit bien faire dix fois que j’arpente les rues sombres de La Folie.
Le souci, c’est que cette ville maudite n’est pas signalée à l’avance. Quand j’ai quitté l’autoroute, c’était sans m’en apercevoir ; j’étais fatiguée, je voulais faire une pause.
Rapidement, mon GPS a cessé de fonctionner. Déjà, j’arrivais dans la banlieue de La Folie.
Les premiers signes étaient là. Entre deux sections de ruelles parfaitement banales, un être au regard sombre, un Oim, m’arrêtait occasionnellement, tentant de me tailler dans la chair d’une lame acérée.
« Tu vas réussir à rien. »
« T’es vraiment une connasse, hein ? »
« Tu mérites de clamser. Sale cafard. »
Ma sueur coulait sur mon visage, alors que je fuyais mes assaillants. J’avais le cœur qui battait à tout rompre, les mains tremblantes. J’ai pris la fuite, encore, et encore. J’ai cherché le chemin de l’autoroute de la Vie.
Mais j’étais si fatiguée. Et les descentes d’adrénaline n’aidaient pas. Je n’arrivais plus à me concentrer, l’épuisement m’avait remplacée au volant de ma voiture.
Alors, je me suis enfoncée dans La Folie, direction le centre-ville. Je ne m’en suis pas aperçue. J’ai juste tracé tout droit, alors que j’aurais dû faire demi-tour. Mais c’était un effort que je ne pouvais plus fournir. Chaque mouvement me coûtait trop cher, tandis que je luttais pour garder les yeux ouverts. J’ai tenu aussi longtemps que je le pouvais, puis j’ai succombé aux pièges de La Folie.
Je me suis retrouvée aux abords du centre.
Dans le stade 2 de La Folie, vous êtes obligés de garder les vitres de votre voiture baissées. La zone entière souffre d’un manque d’oxygène, et vous, déjà, d’un manque de sommeil. Il devient compliqué d’assurer sa sécurité. Les ruelles prennent la forme d’un labyrinthe ; les culs-de-sac se multiplient.
Ils étaient plus nombreux, dans le coin, les Oims. Ils étaient aussi plus agressifs.
« Je t’ouvre mon garage ? Gare ta voiture là, bloque le pot d’échappement et laisse le moteur tourner. Ca sera rapide… »
« Il y a un pont pas loin… T’es déjà une tâche. Ca change quoi, d’en laisser une autre derrière toi, quelques kilomètres plus bas ? »
Or les Oims ne se contentent plus d’attaquer avec des couteaux invisibles. Parfois, l’un d’entre eux prend la confiance, et vous colle une vraie droite, un coup de boule, une boite entière de médicaments dans la bouche.
Blessée, épuisée et tournant en rond depuis trop de temps, j’ai fini par oublier l’existence de l’autoroute de la Vie. Quand j’ai trouvé une sortie au labyrinthe du stade 2 de La Folie, et que j’ai vu qu’elle menait au stade 3, j’étais déjà trop affaiblie pour faire demi-tour.
C’est donc d’ici que je vous écris. J’ai dû abandonner ma voiture, je risquais trop de foncer tout droit dans un mur. J’ai détaché ma ceinture de sécurité, et je suis partie errer dans la brume.
Les Oims tournent autour de moi comme autant de vautours affamés de sang. Ils surgissent régulièrement du brouillard empoisonné pour me planter, métaphoriquement et physiquement. Je ne les vois plus venir. Tout est trop brumeux. Je suis à bout de force, et je ne cherche même plus à me défendre. Je me suis assise trente secondes sur un banc ; chaque seconde dure vingt ans. Le temps est distendu, ici.
Je n’ose pas bouger. Pour faire quoi ? Faire un pas de trop, et chuter dans l’Abime ?
Ca, c’est le stade 4 de la Folie. Sur France Diplomatie, cette zone de la ville serait en rouge. Interdiction formelle de s’y rendre.
Les Oims y sont si nombreux, vous suffoquez littéralement sous leur nombre. Il n’y règne aucune lumière ; dans les bas-fonds de La Folie, de toute façon, mieux vaut être aveugle. Personne n’a envie de voir les cadavres qui en occupent chaque mètre carré.
Y compris le mien.
Je suis morte bien des fois, dans ma vie. Pour renaître, il faut d’abord périr ; une leçon que j’ai apprise dans le feu de l’enfer, dans le froid polaire de la dépression.

En dépit de la brûlure étincelante que la souffrance mentale provoque, je suis partisane de considérer la dépression comme un être glacial. C’est une maladie similaire au froid ; si tu t’endors dedans, elle te tuera sans te réveiller. La dépression est une tueuse silencieuse, un danger invisible, insidieux. Blanche comme la neige, elle dissimule le verglas sous ses flocons harmonieux.
Quand vous êtes malades de dépression, vous traversez La Folie. La maladie, tel un vicieux cancer, fonctionne par étapes. Pour moi, en tout cas, c’est comme ça que l’infection se répand :
- Stade 1. Vous vous sentez parfois accablés, d’un coup, sans rime ni raison. Une pensée négative vous traverse, une critique personnelle et injustifiée que vous vous adressez. Mais si vous vous concentrez, et ne vous laissez pas l’opportunité de rester tristes, vous remontez la pente vers l’autoroute de la Vie. Un effort quasiment insurmontable, qu’il faut réaliser en boucle, autant de fois que nécessaire, et toujours quand vous ne vous y attendez pas.
- Stade 2. Désormais, parfois, vous ne vous sentez pas accablés. La majorité du temps, vous êtes dans les affres de votre esprit, voué à vous détruire. Vous envisagez de vous tuer, régulièrement, trop fatigués de lutter pour continuer d’exister. Occasionnellement, vous tentez une mise à mort.
- Stade 3. Votre esprit est dans le brouillard. Comme quand vous conduisez pas temps de brume, vous êtes au ralenti. Le temps est distendu ; vous, vous manquez de force pour tout. Une douche ? Un repas ? Une sortie ? Vous n’avez plus l’énergie. Pour rien, d’ailleurs ! Plus rien ne vous apporte la moindre joie. Vous souffrez encore des symptômes des deux premiers stades, mais vous êtes en plus, désormais, prisonniers avec eux. Vous n’atteignez plus jamais la surface de l’esprit sain. Vous êtes constamment ahuris, abrutis par la maladie.
- Stade 4. Les symptômes des précédents stades, constamment, sans répit. Des tentatives régulières de vous tuer, pour arrêter la souffrance infernale que vous ressentez. Associés, dans mon cas, à des cas de dissociations ; je quitte mon corps, et disparaît, un fantôme vivant. Dans ces moments là, j’erre sans but, sans même savoir où je suis. Je me suis déjà « réveillée » à pied sur un périphérique. Blessé en état critique, vous sombrez dans un coma mental pour ne plus subir la douleur intolérable qui vous remplit.
A noter, que dans mon malheur, j’ai de la chance. J’ai survécu à d’innombrables tentatives de suicide, et j’ai traversé toutes les étapes une première fois. Je les reconnais, désormais. Mais quand vous débutez votre parcours de dépressif, vous ne comprenez rien. Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous ne savez pas que La Folie n’est pas un lieu normal. La Folie est en vous, vous êtes seul(e) à la voir dessiner ses faubourgs à l’horizon. La Folie, de plus, est différente pour chacun.
Autour de vous, les gens continuent leur chemin normalement, aveugles aux tentatives de destruction que votre propre esprit vous tend. Alors, quand vous leur dites que vous vous faites attaquer de l’intérieur…
Ils vous diront que vous êtes fous. Ils ne comprendront pas.
Oui, pire que les Oims, qui ne sont que des incarnations malades de vous-même, il y a aussi… autrui.
Les plus avertis, eux, sont déjà enfermés à La Folie avec vous. Ils ne pourront pas plus vous aider que vous-même ; ils mènent le même combat, chacun sur son champ de bataille attitré.
Vous devrez mener le combat seul, contre les Oims, et contre le reste de l’Humanité.
Comme disait Jean-Paul Sartre,
« L’enfer, c’est les autres. »
Il avait raison.
[…] voie de déperdition qu’est le sédentarisme. Parce que ce n’est pas votre nature. Parce que ça fatigue, de lutter contre soi-même. Parce qu’on veut vous rendormir, pour mieux vous abattre dans votre sommeil.Une proie […]